mardi 6 avril 2010

FERRAT ET QUÉBEC : UNE BELLE HISTOIRE D'AMITIÉ...


À plus d'un titre, la soirée du 21 août 2004 aura marqué l'histoire de la ville de Québec. Ce soir-là, après un hommage à la fois touchant et flamboyant rendu par des artistes québécois et plus de 400 choristes appuyés par un orchestre symphonique superbe, le Grand Jean Ferrat, ému jusqu'aux larmes, surprenait la foule immense venue l'acclamer au Colisée Pepsi (photo) en faisant ce qu'il refusait de faire depuis plus de trente ans : chanter en public. Spontanément, comme ça, a capella, sous le coup d'une émotion intense, sans avoir prévenu personne, le maître de la chanson française entonna LA MÔME, le premier succès de sa glorieuse et singulière carrière. Au risque de faire beaucoup de jaloux en France, c'est donc en terre d'Amérique que Ferrat aura bouclé la boucle puisque, par la suite, jusqu'à sa mort survenue le mois dernier à Aubenas, il ne fera plus jamais vibrer les foules avec cette voix si profonde et si juste.

Rares auront été les artistes aussi doués que ce fils d'un immigré russe qui a péri dans un camp de concentration nazi durant la Seconde Guerre Mondiale. Caché et protégé en France par des partisans communistes, le jeune Ferrat (1930-2010) n'oubliera jamais leur aide cruciale et il défendra, avec passion, l'idéal socialiste jusqu'à la fin de sa vie. Cela lui vaudra l'inimitié des représentants de la Droite française qui, pendant de longues années, le censureront et imposeront un boycott de son oeuvre. Ce qui n'est pas étranger à son refus de chanter publiquement en France après 1972.


À partir de l'âge de 42 ans, il ne donnera donc plus de spectacles, estimant également être trop nerveux pour bien performer sur scène. Il se retirait volontairement, pour des raisons de santé, de cette industrie du showbiz qui l'avait boudé et dans laquelle il se sentait mal à l'aise. Pourtant, le fait de fuir les projecteurs et de transgresser les exigences des faiseurs d'image de ce milieu artificiel ne l'empêcheront jamais de demeurer extrêmement populaire. Ce qui est en soi un exploit. Un tour de force impensable pour un chanteur, de nos jours. Même en espaçant beaucoup ses rares sorties d'albums et en limitant au minimum la promotion médiatique de ceux-ci, Ferrat faisait de la publication de ses travaux musicaux des événements importants. Transcendant les modes et les époques, ses dernières compilations (an dernier) l'avaient encore propulsé au sommet des ventes de disques dans son pays.

Cette carrière unique en son genre étonne encore plus lorsque l'on sait qu'à ses débuts dans le métier, les maisons de disques ont refusé ses chansons, sous prétexte qu'elles étaient hors normes et trop poétiques pour intéresser un large public. Ferrat les fera mentir par la suite, en tranformant notamment en chefs-d'oeuvre musicaux des poèmes d'Aragon, dont la diffusion a connu un succès retentissant. Sa plus grande réussite, dira-t-il en fin de carrière, aura été justement de faire chanter des oeuvres de grands poètes par des gens de la rue, dans la vie de tous les jours. Une douce revanche sur ceux qui l'ont découragé à ses débuts.


Après avoir pris sa retraite de la scène, Jean Ferrat se réfugie à Antraigues, en Ardèche (sud-est de la France). Dans cet humble village de 600 âmes, il insiste dès le début pour que les habitants le considèrent comme un homme ordinaire, un ami, pas une vedette. De 1973 jusqu'à son dernier souffle, il vivra heureux avec son épouse dans sa maison entourée d'un grand jardin et située près de la fameuse MONTAGNE qui lui a inspiré une chanson qui fera le tour du monde et deviendra son plus grand succès. À son grand étonnement, d'ailleurs. Humble parmi les humbles, cet artiste pourtant extraordinaire, était d'une simplicité désarmante tout en possédant un charisme exceptionnel. Ses 200 chansons, il les a ciselées comme des bijoux, lentement, à force de talent et de patience, comme son père qui était artisan-joailler. Ses harangues politiques, il les a taillées dans la dureté et l'éclat du diamant. Ses mélodies d'amour et d'amitié, il les a couvertes de beauté et de tendresse avant de les offrir au public comme des bouquets de roses. Comme l'aurait fait sa mère, qui était fleuriste.

Au Québec, on préférait peut-être ses chansons d'amour à ses compositions plus politiques. Si nous trouvions le style deBrassens étrange et saccadé; si Ferré nous paraissait un peu trop triste et tragique; si Aznavour nous avait un peu froissé en chantant en anglais à Québec; si on avait entendu dire queBrel n'aimait guère le Québec et ses habitants; Ferrat, lui, parmi tous ces géants de la chanson, faisait l'unanimité dans la Belle Province. Qu'il était donc FIN cet homme, pas prétentieux pour deux sous ! "Fin" comme on le dit typiquement dans la manière de parler québécoise. "Fin" dans le sens de gentil, et d'amical. "Fin" aussi parce que ses chansons sont pleines de finesse et d'esprit. Qu'elles sont portées magnifiquement et subtilement par le vaste registre émotionnel de sa voix, véritable miroir de son âme généreuse.


Jean, comme nous avions toujours envie de l'appeler familièrement, se sentait bien parmi les Québécois. Alors qu'il refusait systématiquement la plupart des engagements en France, il avait accepté tout de suite et avec enthousiasme d'être l'invité d'honneur de la Semaine Internationale de la Chanson, à Québec, à l'été de 2004. Il aimait particulièrement le Vieux-Québec, le quartier historique de la vieille capitale. Il y a passé dix jours. Le courant passait très facilement entre lui et les habitants. Ça cliquait naturellement, comme avec Renaud, un autre chouchou des Québécois de Québec. Bien au fait de l'incessant combat des Québécois pour conserver cette langue française dont il était lui-même un vigoureux défenseur, voici ce qu'il avait déclaré au sujet du Québec :

«C'est un pays que j'aime. J'y ai des amis, des chanteurs, le plus ancien étant Gilles Vigneault. Je connais le Québec pour y avoir constaté l'évolution d'un peuple qui affirme, avec authenticité, son identité, sa personnalité. J'aime l'amabilité des Québécois, la façon qu'ils ont d'entrer en contact, leur enthousiasme.»

Apprenant que les artistes qui lui rendraient hommage étaient réunis pour casser la croute dans un hôtel de la ville, Ferrat les avait rejoint pour les remercier et fraterniser avec eux (Daniel Boucher, Laurence Jalbert, Patrick Norman, Isabelle Aubret). Avant le spectacle il avait aussi salué individuellement et respectueusement quelques choristes qui passaient près de lui.

Manifestement impressionné par la richesse des arrangements réalisés par les musiciens de l'orchestre symphonique, ébloui par la qualité de l'interprétation de ses oeuvres par des artistes inspirés et très professionnels, subjugué par la force des 428 voix des choristes qui le chantaient, touché par les ovations de la foule, Ferrat est monté sur scène et c'est là que le miracle s'est produit. Il a remercié ses admirateurs en chantant pour eux, une dernière fois. Un privilège ultime, tellement inespéré et inattendu qu'aucun enregistrement n'a malheureusement immortalisé cet instant précieux. Mais les gens de Québec s'en souviendront longtemps. Après tout, en souvenir de leurs ancêtres français, leur devise n'est-elle pas JE ME SOUVIENS ?

En signe d'adieu et d'amitié, voici un diaporama sur Ferrat, accompagné justement d'une de ses compositions, TU AURAIS PU VIVRE. Il s'agit sans doute d'une des plus belles chansons écrites sur l'amitié. En plus, elle décrit un peu la vie du grand homme dans son refuge adoré d'Antraigues, qui, à n'en pas douter, deviendra un lieu de pèlerinage pour ses nombreux admirateurs du monde entier.